Vous êtes-vous déjà perdu à l’étranger ? Sans internet, sans téléphone, sans l’adresse de votre guest house, en plein vendredi, fin d’après-midi, dans une des plus grosses stations de métro que vous n’avez jamais connues ? Eh ben moi oui, mais comme la journée ne commence pas à cinq heures de l’après-midi, nous y reviendrons plus tard.
Oh je vous entends déjà : « Mais Clémence, ça se fait pas, nous on veut les détails intéressants, on s’en fiche de ta journée », et bien loin de moi l’idée de penser que tous les détails de ma journée de quidam puissent t’intéresser, Charles-Kévin, mais tu apprendras que dans la vie on n’a pas toujours ce qu’on veut quand on le veut, et que parfois il faut être patient, comme quand tu attends un épisode de How To get away with murder d’une semaine à l’autre. Sauf que, comme je suis quelqu’un de gentil, si tu veux passer les détails pratiques d’un voyage à l’étranger et les quelques conseils que je vais dispenser dans les prochains paragraphes, libre à toi, je t’en prie, vas-y mon chaton, après tout c’est aussi ce qu’il y a d’agréable avec la lecture : on peut faire avance rapide quand on veut comme on veut, et ça c’est quand même vachement bien. Mais je précise tout de même, à nouveau, que je vais donner quelques conseils dans les prochains paragraphes. Juste au cas où ça intéresse.
Bien. Tout le monde est prêt pour cette journée de folie, jolie mais durant laquelle j’aurai aimé rester dans mon lit telle une marmotte aigrie ? Allez, mes braves, trêve de logorrhée, c’est parti !
« On y va ? demande M.
– Vous avez tout ?
– Oui, c’est parti ! »
Nous quittons donc notre guest house, mes copines et moi, en milieu de matinée. Aujourd’hui, nous allons nous présenter à l’Ambassade de France en Corée, pour deux raisons très précises : premièrement, nous sommes deux à n’avoir malheureusement pas pu faire de procuration à un membre de notre famille — pour qu’il puisse voter à notre place pour les prochaines élections — avant de partir de France, donc il faut bien qu’on le fasse afin d’accomplir notre devoir de bonnes citoyennes, parce que c’est important. Et deuxièmement, pour nous signaler, pour dire « coucou, je suis là, si je me fais écraser ou que je trébuche sur un petit cailloux mal placé et que je meurs parce que mon crâne aura caressé le bitume un peu trop fort et se sera fendu en deux sur le coup, vous voulez bien ramener ma dépouille à ma maison ? Je suis sûre que ma douce maman en sera ravie ». Ce genre de choses-là.
Note d’exploratrice n°1 : toujours se présenter à l’ambassade de son pays quand on arrive à l’étranger, juste au cas où. L’ambassade ne va pas vous aider à trouver la boulangerie la plus près de votre hôtel, elle n’est pas faite pour ça, mais elle pourra vous aider en cas de problème majeur — par exemple, si vous vous faites arrêter, vous avez toujours le droit d’appeler l’ambassade de France afin de la prévenir et de demander à ce qu’elle prévienne votre famille, et vous pouvez également demander un interprète et faire appel à un consul qui sera chargé de veiller sur vos conditions de détention. Pour toute autre précision, je vous renvoie au site de l’ambassade de France en Corée, très bien fait et plein d’informations bien utiles. Du genre : rappelez-vous bien que les lois ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre et que si vous vous faites embarquer dans un pugilat saugrenu, il vaut mieux fuir que répliquer ; en Corée, la légitime défense n’existe pas et peut vous faire encourir les mêmes ennuis judiciaires qu’à votre agresseur.
Nous prenons donc le métro pour la deuxième fois et n’avons pas trop de mal à nous repérer, aussi Constance se décrispe-t-elle un peu, tandis que Clotilde me rappelle que mes amies et moi devons acheter une carte de métro, différente de celles que nous achetons pour un seul trajet.
« D’ailleurs, on les achète où les cartes de métro ? Les T-Money ? » demande-je.
Ces petites cartes ont un système vraiment simple : on les charge du montant qu’on désire, et on les passe à une borne en entrant dans le métro. On fait son trajet, et on la repasse en sortant : le coût du trajet est déduit du montant qu’on a chargé sur la carte. Pratique, certes, mais moins pratique qu’un abonnement. Si vous devez prendre le métro quatre fois par jour, vous payerez quatre fois le trajet. Eh oui. Heureusement que ce n’est pas trop exorbitant.
« Dans n’importe quelle supérette je pense, indique S.
– Il y en aura sûrement à côté de l’ambassade », assure H.
Je hoche la tête, et nous nous engouffrons dans le métro qui n’est pas si bondé que ça. Ça nous arrange bien, Constance et moi, parce que les yeux de la dragonne de la veille nous hantent encore. J’en ai presque fait un cauchemar ! Ah je vous jure, la vieille génération…
« En parlant du loup ! », s’exclame Cam en me désignant un monsieur assez âgé assis à quelques pas de là qui me regarde. Constance pousse un hoquet de surprise offusqué et m’agrippe à nouveau la main, et Clotilde lui tapote dans le dos en soupirant pendant que notre cher Camille fixe le petit vieux d’un air tout enjoué. Moi ? Oh moi je me méfie, on ne se refait pas vous savez… ce n’est pas au vieux renard qu’on apprend à voler des fromages. Mais j’avoue être un peu curieuse sur le coup : lui ne semble pas hargneux pour un sous, plutôt intrigué. Tiens ? Je fronce un peu les sourcils et esquisse un sourire léger. Ses lèvres ridées s’étirent, chaleureuses. Tiens ! Oh ben ça alors ! Serait-il là, bienveillance incarnée, pour contrefaire l’idée que je me suis faite des vieux coréens avec le regard qui tue de la vieille de la veille ? Ma foi, on dirait bien ! J’incline donc même un peu la tête pour bien lui faire remarquer que 1) je suis quelqu’un de polie et que 2) c’est bien à lui que je dis bonjour. Il répond aussi par une légère inclinaison, et je me sens soulagée. Il y a des exceptions partout, lui en est une, et j’en suis tout bonnement ravie.
« On descend ici ! », me rappelle H.
Ah mince ! Je n’ai même pas vu le trajet passer ! Eh bien, certaines personnes comptent les moutons pour s’endormir, d’autres comptent les petits vieux pour passer le temps dans les transports en commun, chacun son truc — même s’il faut avouer que compter les petits vieux est plus marrant ; les moutons, ça ne fait pas de tête étrange quand ça remarque que vous les observez.
On arrive devant l’ambassade de France, qui n’est franchement pas moche, il faut bien le dire. Joli toit de tuiles légèrement en pagode sur l’arche d’entrée des voitures, entre vert d’eau et bleu canard, finissions rouge sang un peu palot mais qui, étrangement, est vraiment agréable pour la rétine, murs blanc cassé qui soutiennent le tout très élégamment… ça se met bien à l’ambassade ! Nous entrons donc et donnons nos visas au gentil monsieur coréen de la réception/point sécurité, quand tout à coup…
« Et donc là je lui ai dit qu’il abusait un peu, franchement… »
OOOOHHHH !!!!!! Cam est tout excité à l’entente de notre mélodieuse langue française sortie d’une autre bouche que les nôtres, et il pointe pas très poliment du doigt une veste d’uniforme bleu marine et noire sur laquelle est posée un « gendarmerie » chatoyant que personne ne peut lire autrement qu’avec son meilleur accent marseillais. Mes copines et moi haussons les sourcils, et l’homme nous adresse un regard amusé :
« Etonnant de voir un gendarme à l’autre bout du monde, n’est-ce pas ? Dans chaque ambassade de France il y a une équipe de gendarmes français, qui se charge de la protection des employés de l’ambassade et de celle des ressortissants français. Vous n’avez pas appris ça à votre journée d’appel, hein ? »
En effet, je n’ai pas appris ça pendant la mienne. Mais ça fait plaisir de voir des français. En même temps, qu’espérer d’autre à l’ambassade de France ? Mmh…
Pour le coup, pendant que nous passons la sécurité et que nous marchons direction le consulat en suivant le petit chemin tout mignon bordé d’arbres jolis et plutôt verts pour ce moment de l’année, je me fais la réflexion : en France, j’ai plutôt tendance à me contreficher des autres français que je ne connais pas et que je croise dans la rue, exception étant s’ils me sont attrayants, pour une quelconque raison, ou s’ils viennent entamer la discussion d’eux-mêmes. Mais ici, il me semble important de noter ce phénomène à la fois étrange et fascinant dans mon petit carnet des curiosités du genre humain : le moindre francophone que je croise me parait un bout de maison, métonymie évidente, et c’est si facile et réjouissant d’aller amorcer le dialogue avec un « alors, tu viens d’où ? » que socialiser entre francophones devient tout naturel, et on se sent extrêmement proche les uns des autres pour aucune autre raison que notre nationalité. Je trouve ça aussi beau qu’étrange, sachant que, parfois, finalement, entre français on ne s’apprécie pas tant que ça.
En réalité, c’est tout bonnement rassurant de trouver quelqu’un qui vient du même endroit que soi. Mais, assez-t-il tout étant, la question se pose : ces personnes que nous abordons ne sont-elles pas que béquilles de nôtre peur de l’inconnu et de notre désir de nous sentir plus à l’aise dans un pays étranger ? Vous n’avez pas quatre heures, puisque la réponse dépend certainement de chacun ; je ne trouve aucun intérêt à copiner avec quelqu’un qui ne m’intéresse pas plus que ça uniquement pour rester dans une zone de confort, mais je sais que pour certains c’est justement très important et presque vital de pouvoir retrouver ladite zone de confort, qui est alors un peu comme une bouée de sauvetage rose bonbon clignotante avec écrit dessus « ne t’inquiète pas Jean-Kevin, tu n’es pas seul dans ce pays ». Constance, elle, a vraiment besoin de se sentir entourée de personnes qui pensent et agissent comme elle ; Camille, lui, s’en tamponne le coquillart. Qui a raison ? Ni l’un ni l’autre, je pense, tout dépend du goût de l’inconnu et du tempérament de chacun.
M’enfin, revenons à nous moutons/petits vieux !
Les personnes du consulat sont toutes françaises, et, clichés sur l’administration cocorico passés, nous constatons la rapidité de la procédure : M. et moi sommes deux à devoir faire une procuration et nous avons juste une petite fiche cartonnée rosâtre à remplir avant que le consul ne nous annonce que la procuration prend effet immédiatement. Nos sourcils sursautent de plaisir ; nous n’avons rien d’autre à faire pour activer la procédure, ni enveloppe à envoyer, ni courrier à rédiger, c’est tout bonnement superbe. C’est donc soulagées que nous ressortons de l’ambassade, dans laquelle nous sommes restées bien moins longtemps que prévu.
« Comme on a le temps, on peut peut-être se balader un peu ? propose H.
– Où ça ? demande S.
– On se promène, donc nulle part en particulier, on va juste explorer les petites rues, non ? »
Oh que oui, ça nous dit bien ! Je ne manque tout de même pas de prévenir les filles : si on se perd, je le leur ferai payer, puisque Constance plante déjà ses ongles dans mon bras tellement le stresse de se promener en terrain inconnu la submerge.
Fort heureusement, les ruelles coréennes dans lesquelles nous nous enfonçons ne sont ni glauques ni ultra étroites — Constance me fait parfois de petites crises de claustrophobie en plus de l’agoraphobie — et nous déambulons ainsi pendant une bonne demie heure, en plein inconnu qui commence à devenir familier alors que nous réalisons soudainement, à l’entente de nos estomacs grognant tels des wookies enragés, que faire des photos souvenirs rigolotes en plein milieu d’une ruelle en côte ça creuse quand même pas mal l’appétit !
S., H. et moi posons comme de réelles professionnelles, habiles et fières de nos capacités de randonneuses plus ou moins asthmatiques arrivées à mi-côte. Je vous assure que cette côte est beaucoup plus raide que ce que vous ne pensez.
Nous décidons donc que, quitte à explorer, il faut explorer jusqu’au bout et se dégoter une petite guinguette typique qui ravira nos papilles autant qu’elle apaisera nos estomacs.
Nous entrons dans un petit restaurant dont le seul serveur s’active au milieu de la vingtaine de clients qui mangent tous en cinq minutes top chrono avant de laisser leur place à de nouveaux affamés — les coréens mangent vraiment très vite, surtout le midi, c’est un fait de société — et on arrive à capter son attention afin qu’il nous installe sur une table de quatre. Là, nous choisissons assez vite nos plats ; on décide d’en prendre un chacune et de tout partager, et, puisque je ne suis pas sûre de mon plat, je demande en coréen :
« C’est épicé ?
– Non, m’assure le serveur.
– Vraiment ? Ce n’est vraiment pas épicé, n’est-ce pas ? demande Clotilde, qui ne sent pas l’anguille sous roche mais bien le bélouga sous cailloux.
– Pas du tout !
– Pas du tout épicé pour de vrai, donc PAS. EPICÉ. c’est bien ça ?
– Absolument !
– Je vais prendre ça, alors. »
Clotilde ayant été là pour s’assurer, dans un coréen tout à fait intelligible, à mille pour cent que la chose n’était pas épicée, puisque je peux supporter à peu près autant d’épices qu’un nouveau né au palais en friche, je papote avec mes copines en attendant qu’on nous serve.
Mais voilà que, quelque minutes après notre commande, un réel Diabolus Ex Machina se pose sous mes yeux ébahis et ronds d’incompréhension : un plat de soupe monstruesque — ai-je déjà dit que j’aime les néologismes hyperboliques ? — d’un beau rouge écarlate me titille les narines de son odeur d’épices de la mort. Mes copines se raclent la gorge en riant jaune.
« Ça va aller ? » me demande gentiment H.
Comment dire… Constance hurle de peur dans mon dos et Cam me pousse le nez dans la soupe. Que dire ? Que faire ? Les images sont parfois plus fortes que les mots, alors je vous offre celle-ci :
N’empêche, si je trouvais un rouge à lèvres de cette couleur, je serai ravie. Sinon, vous avez vu les plats d’accompagnement ? C’est joli tout ça hein ? Et les poissons grillés…mmh~
Comme d’habitude, Cam, pas très gentleman, ignore totalement la pauvre Constance et attrape une bonne cuillerée de soupe de la mort pour me l’enfoncer dans le gosier. ET ! Etonnamment, ça ne pique pas ! C’est goûtu, savoureux, légèrement épic- …………………………..
Aïe.
Aaaaïïïeeee…………..çççaaaaaa……
BRÛÛÛÛÛLLLLEEEEEEEE !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Note d’exploratrice n°2 : ne jamais, au grand jamais de toute votre vie, sous-estimer le pouvoir explosif des épices coréennes. Ah parce que oui, on n’y pense pas forcément quand on ne connaît pas bien la culture, mais les épices ils kiffent ça, si si ! Et puis, vous pouvez tomber sur un plat aux épices doucereuses qui vous font croire que ça va aller, MAIS NON ! Plus vous mangez, plus ça pique, et plus votre estomac transpire. Si si. En Corée du Sud, LE truc immanquable c’est le 고추 /gochu/, à savoir ce piment vert ou rouge à l’apparence inoffensif mais corrosif sur palais non habitués. On le mange d’une pléthore de façons différentes, que ce soit coupé en morceaux, en pâte, en sauce, ou en poudre, il est partout et tout le monde l’adore. Alors méfiance à ceux qui ne peuvent pas manger très épicé.
Enfin~ Comme j’ai la chance de voyager en groupe, et comme j’ai un joli joker en la personne d’une amie qui n’a pas peur des épices, H. me propose d’échanger les plats, ce que j’accepte évidemment immédiatement, puisque la cuillerée de Cam m’a déjà brûlée l’estomac au six cent soixante-sixième degré. H., si tu me lis actuellement, je ne t’en serai jamais assez reconnaissante ; cette soupe était délicieuse mais je passe mon tour, et j’essaye surtout de réanimer Constance qui tremble encore d’effroi. Je pense que les épices ont fait griller son cerveau, ce qui est est fort fâcheux.
Pour le coup, je me sustente des poissons merveilleusement bien grillés et toutes les saveurs qui s’en échappent me font des câlins aux papilles, toutes douces, légèrement salées, succulentes et ronronnantes, et je me sens mieux. Les plats d’accompagnement (반찬 /banchan/) sont aussi tous à mon goût, très variés et ils apportent tous une nouvelle nuance aux diverses bouchées que je prends ; j’ai l’impression de manger à la table d’un roi.
Et combien pour tout ce que nous avons avalé ce midi ? Le tout ne dépassait pas 20,000 Won (à peu près 16,50 euros). Eh oui. En Corée du Sud, on peut manger pour moins de deux ou trois euros par repas et manger très sainement et équilibré, tout en s’en mettant plein la panse. Voici donc de quoi convaincre les gourmands de venir faire un petit tour par ici.
« Ça fait du bien ! déclare M.
– Trop ! approuve S.
– On a bien mangé, c’est sûr. Je me sens en pleine forme ! »
Je hoche la tête, pas en si grande forme que ça de mon côté, et nous entamons une balade digestive afin d’explorer un peu plus ce quartier dans lequel nous nous trouvons.
« Ouaaiiis mais Clémence, t’abuses un peu, t’avais dit que tu raconterais la partie intéressante de ta journée, et là tu nous parles de gendarmes et de brûlures d’estomac, mais c’est pas intéressant et ça n’a rien à voir avec le sous titre de l’épisode 2 ! »
Eh bien voilà que tu te trompes Henri-Constantin ! Vois-tu, sans l’ambassade à l’administration impeccable et rapide nous n’aurions pas eu assez de temps pour nous balader et tomber sur notre guinguette de délices traditionnels, et sans ladite guinguette, pas de brûlures d’estomacs avec une seule bouchée — oui mon estomac est aussi faible que ça, honte à mon système immunitaire —, et sans brûlures d’estomac, pas de, après deux bonnes heures de balade, alors que nous sommes à présent dans le métro pour rentrer :
« Ça vous dit d’aller faire du lèche-vitrines à Shinchong ? Ou juste on se balade, on fait un tour là-bas ? ».
De la part de M., et pas de réponse enthousiaste de la part des deux autres tandis que je me contente d’un :
« Honnêtement je ne me sens pas bien, avec le décalage horaire etc, et puis là j’ai vraiment mal au ventre, je crois que je vais rentrer… »
De ma part. Eh oui. Tu les vois venir, les complications, mon cher ?
« Tu es sûre ? s’enquiert S.
– Oui… vraiment il vaut mieux que je rentre, je vais me reposer et comme ça je serai en pleine forme demain !
– Ça vaut peut-être mieux en effet, approuve H. Alors, nous on va sortir au prochain arrêt et toi à celui d’après, c’est Hongdae Ibgu (홍대입구), tu sais, la station qu’on a déjà pris plusieurs fois ?
– Je…crois ?
– T’inquiète pas, c’est facile, nous on descend à cette station et toi à celle d’après, la prochaine, tu as juste à descendre et à sortir, ok ?
– Oui…je crois ? »
Constance commence à s’agiter et s’agrippe à nouveau à mon bras, elle hyperventile déjà et Clotilde fouille dans son sac magique pour lui trouver une poche en plastique afin de lui faire contrôler sa respiration. Elle ne va tout de même pas nous tomber dans les pommes au milieu du métro, non mais ! Elle vaut mieux que ça, Clotilde s’agace en la secouant, instructeur de l’armée en train de réprimander un de ses bleus. Et Cam dans tous ça ? Oh, Cam il me fait confiance, et puis il est bien trop occupé à essayer de déchiffrer une publicité en coréen pour me servir de deuxième cerveau. C’est drôle, mais j’ai vraiment l’impression d’oublier quelque chose.
« Bon repose-toi bien, à tout à l’heure ! », me lancent les filles en sortant de la rame de métro, toutes guillerettes. Et moi d’étendre un sourire sur mes lèvres tremblantes d’appréhension pour leur dire de profiter de leur balade.
Ce qu’il faut savoir, c’est que nous sommes actuellement sur la ligne 2 du métro de Séoul, une des plus fréquentées, et que nous sommes vendredi, fin d’après-midi. Le métro est donc assez comble, aussi croise-je les doigts pour que le prochain arrêt arrive assez vite pour que je n’ai pas à supporter cette masse de quidams trop longtemps. Ha. Naïve que je suis.
« This stop is : Hongdae Ibgu. Hongdae Ibgu. The doors are on your left. », annonce la douce voix du métro.
Ah ! C’est là que je descends. Je me place bien comme il le faut derrière les personnes qui veulent aussi descendre, en ligne, sur les côtés des portes, et Cam me fait remarquer à quel point c’est serré, là, au milieu de tooouus ces gens que je ne connais pas. Ah, la si belle notion d’espace personnel envolée dès qu’il s’agit de transports en commun… Constance va me faire un malaise, je le sens. Clotilde la soutient toujours et tâche de la rassurer un maximum tandis que je tente de ne pas perdre Cam de vue alors que nous descendons et que… nous nous faisons emporter par la foule, qui nous traîne, nous entraîne, écrasés les uns contre les autres nous ne formons qu’un seul corps. Et le flot sans effort nous pousse et bref, ça fait pas plaisir. Heureusement qu’à cette station les personnes âgées se font rares (le quartier étant étudiant) et que personne ne me pousse sans scrupule pour me dégager de son chemin. Et, alors que je monte l’Escalator, coincée entre deux jeunes intrigués par ma chevelure de blé, mes yeux se fixent sur le panneau des sorties.
Ah.
« Clémence ?
– .…Mmmh…?
– Ne me dis pas que tu as oublié de demander quelle sortie on devait prendre ?
– ………….oups ?
– OH MAIS C’EST PAS VRAI ! »
Constance s’étouffe avec l’air environnant et Cam meurt de rire sur la rambarde de l’Escalator, et Clotilde me rappelle qu’elle était trop occupée à gérer Constance pour avoir pensé à demander aux filles quelle sortie serait notre salut. Nous sommes complètement dans la chienlit.
« Attends attends, je crois me rappeler que la sortie c’était un numéro comme un quatre ou un neuf…
– Un quatre ou un neuf ?
– Je sais pas, j’ai oublié !
– Ben…essaye de te rappeler ! Allez, concentration ! »
Heureusement, dans ce genre de situation, Clotilde est là pour me faire garder les pieds sur terre. C’est pas la fin du monde, on respire et on y croit !
On se plante devant le panneau des sorties, en se fichant totalement, pour le coup, de boucher le passage, et on observe les numéros de sortie un par un. Ce qu’il faut savoir, aussi, avec moi, c’est que je n’ai jamais vraiment aimé les chiffres, les nombres, tout ça, c’est vraiment pas mon truc. Mon cerveau n’en a tout simplement rien à faire, surtout si c’est un seul chiffre d’une seule sortie d’une station de métro. Alors j’aurai pu avoir pris cette sortie un milliard de fois, la probabilité que je me souvienne du numéro plutôt que du chemin parcouru resterait minime. Et là, ça ne fait que deux jours que je suis arrivée à Séoul. Mmh…
« Je crois que c’était la 9. », je m’avance, tout en sortant de mon aparté mental et en remarquant les dizaines de personnes pressées qui fourmillent autour de moi.
Constance est dans le mal. Si elle survit à cet épisode, elle gagne automatiquement une place au Valhalla, c’est sûr. Cam prend les devants et nous prend la main pour essayer de nous rassurer tandis que Clotilde ferme la marche afin de mieux observer et de relativiser. La station de métro parait minuscule tant les passants sont aussi nombreux que pressés, et toute l’affaire me donne le vertige ; j’ai l’impression d’avancer au ralenti alors que je crois ne jamais avoir marché aussi vite de ma vie toute entière. Le coeur de Constance bat aussi fort que les talons de certaines femmes claquent sur le carrelage, et il me semble tout à coup possible de me noyer dans cet océan humain nerveux et exalté. L’effervescence est telle que je ne réalise même pas avoir marché dix bonnes minutes dans les sous-terrains avant d’arriver à l’escalier de la libération. La lumière de la fin de journée fait palpiter mon coeur, soulagé, et c’est avec une hâte que je n’ai connue depuis le Noël de mes cinq ans que je gravis les escaliers de béton qui me séparent de la liberté, suivie d’une Constance à bout, d’une Clotilde fière, et d’un Cam qui, étrangement, fronce les sourcils. Tiens ? C’est étrange, pourquoi est-ce que…
Je sors de la bouche de métro et mes yeux peuvent exploser tellement je les élargis de stupeur. Quoi ? Mais… Constance craque avant même que Cam n’ait pu ouvrir la bouche.
« Mais…mais…
– MAIS C’EST PAS DU TOUT LA BONNE SORTIE DE MÉTRO ! ON EST OÙ ????
– Heu…
– MAIS ON EST OÙ ?????
– Constance…
– OOOHH NOOOOOOOOON MAMAAAAAN !!!!!!! »
C’est à ce moment précis que j’ai droit au plus gros facepalm de Clotilde.
« C’était donc pas la 9. »
En effet… J’ai beau regarder autour de moi, je ne reconnais absolument rien, et je me retrouve toute bête à tourner sur moi-même une bonne dizaine de fois afin d’être sûre que je suis bien perdue. Au cas où ce n’était pas déjà assez évident. Enfin ! Constance pleure déjà à grosses larmes, Clotilde la prend en main et Cam vient me tapoter sur l’épaule pour me réconforter :
« C’est pas bien grave vas ! Essaye d’appeler ta mère ? »
Ah ! Bonne idée ! Je suis seule et perdue au milieu d’un océan humain, il va bientôt faire nuit, je m’autorise donc à dépenser mille euros de forfait en l’appelant depuis l’étranger. Mais encore faut-il que je puisse l’appeler ; je me retrouve à essayer d’entrer tous les numéros du monde pour établir une quelconque connexion téléphonique avec elle, sans résultat. Constance s’écroule.
« ON EST PERDUS POUR TOUJOURS !!!!! »
Comme quoi, je ne suis pas la seule à hyperboler. Bon. Je regarde si je peux avoir une connexion wifi….non. Impossible. Bieeeeen. J’inspire, j’expire. Clotilde est occupée à ramasser Constance à la petite cuillère, Cam et moi devons donc trouver une solution. A nous d’inspirer et d’expirer fortement pour nous calmer et nous remettre les idées au clair. Il propose :
« On n’a qu’à retourner à l’intérieur et demander à quelqu’un d’entrer l’adresse de la guest house sur leur portable, vive internet, et on est sauvés ?
– Bonne idée- attends…c’est quoi l’adresse de la guest house ?
– …
– Bande de boulets… »
Cette fois-ci, Clotilde nous juge pour de vrai, blasée, et soulève une Constance tétanisée sur ses épaules comme un vulgaire sac à patate avant de prendre les devants, direction l’intérieur du métro.
« Allez les nuls, courage ! Y’a pas trente-six mille guests houses qui ont le même nom que la notre, on va s’en sortir ! »
Ai-je déjà dit à quel point Clotilde pouvait être cool ? Un peu comme John, le Master Chief, ce bon Spartan 117 ? Voyez-la, là, en train de descendre les escaliers en petites foulées, la dépouille de Constance sur les épaules, slalomant gracieusement telle une biche entre les étudiants pressés de commencer leur week-end. Cam suit le mouvement comme un pro, et je tâche d’en faire autant en évitant un maximum de choir en chemin tant mes pieds sont confus de ma soudaine agitation physique.
J’avoue, j’ai eu les larmes aux yeux aussi en constatant que j’étais perdue, seule, et j’ai paniqué. Mais je suis fière de moi, parce que j’ai réussi à ne pas complètement paniquer, et que je suis actuellement en train de demander en coréen aux passants à l’intérieur du métro s’ils parlent anglais — impossible pour moi de donner une explication complète de la situation en coréen — alors que je hais m’adresser à des inconnus. Clotilde et Cam sont là pour me pousser, Constance est tellement dans les vapes qu’elle n’intervient même pas. Malheureusement, pas grand monde parle anglais, et je tourne en rond pendant une bonne demie heure bien complète avant de tomber sur mon sauveur.
Je commence à désespérer, et je me sens de moins en moins faire partie de la foule qui déambule autour de moi ; ma bulle s’est formée, et même Clotilde commence à manquer d’idées. Pourquoi ne pas faire toutes les sorties une par une ? Parce que c’est beaucoup trop long, et que mon ventre qui me tire et me brûle me presse depuis une bonne heure maintenant. Y’a des journées comme ça où rien ne se passe comme prévu.
« Attends, regarde ! », m’averti Cam en me retournant vers une dame qui a l’air de travailler dans le métro, gilet bleu sans manches, aussi intriguée par ma présence d’esprit déambulant que je le suis de son intérêt envers moi. On se fixe quelques secondes, elle fait un pas vers moi, je fais un pas vers elle. Oh ! Toute la pression commence à s’évacuer de mon corps, et je sens Clotilde et Cam se mettre à trembler aussi. Elle fait un autre pas, moi aussi. Soulagement intense, les larmes me remontent aux yeux et me voilà telle une groupie pré-adolescente devant le chanteur de ses rêves.
« Can I help you ? me demande la dame avec un sourire aussi doux et rassurant qu’un chocolat chaud plein de marshmallow au coin du feu une après-midi d’hiver.
– Y-Yes please ! I’m lost ! I don’t know where I have to go to go back to my guest house and I’m alone my friends are somewhere else…
– Okay no problem, give me the name of your guest house I’m going to call them to have more informations on how to get you there. »
Un vrai ange tombé du ciel. Plumes et bleus en moins, évidement.
Comment dire ? C’est curieux et marrant, ce genre de moment où, alors que vous avez perdu toute foi en l’humanité et en vos capacités, quelqu’un vient toujours vous relever et vous faire prendre conscience que, en fait, autrui n’est pas forcément une personne auto-centrée qui ne vous adressera la parole que si elle y trouve un intérêt personnel. Même, qu’autrui peut être aussi bon que détaché, et qu’il est des personnes qui seront toujours prêtes à faire un pas vers ceux qui en ont besoin.
Constance reprend conscience et la regarde les yeux pleins d’étoiles tandis que la dame me frotte gentiment le bras pour me rassurer ; la fatigue m’ayant rattrapée, je sens que si je me laisse aller je vais pleurer de soulagement, et la dame en est si consciente qu’elle m’offre un petit bonbon au caramel en me disant que ça va me faire du bien.
« C’est la quinquagénaire la plus adorable que j’ai jamais croisée ! » s’exclame Cam en se roulant par terre, au grand dam de Clotilde qui s’empresse de lui donner un petit coup de pouce du pied pour le faire rouler loin de nous. Et tandis que Cam roule-boule tout le long de la colline de l’adoration, la dame nous prend par le bras, Constance, Clotilde et moi, et suit les instructions de la personne de la guest house qu’elle a au bout du fil.
Cette fois-ci, le trajet sous-terrain dure plus de dix minutes durant lesquelles la dame et moi papotons allègrement, et j’apprends qu’elle est chinoise et qu’elle travaille en Corée depuis des années ; son coréen est tellement bon que je la pensais native. Et quand nous prenons les Escalators de la sortie 6 et que je ne reconnais pas notre environnement, elle me propose de m’accompagner plus loin dans la rue, ce que j’accepte évidemment mais non sans culpabiliser immédiatement, puisque je me dis qu’elle devra refaire tout le trajet inverse seule.
« Don’t worry, it’s better for me to go with you, I don’t want you to be lost again, I’m happy I can help you. »
Cam fond tellement il la trouve adorable, et j’avoue entendre mon coeur battre secrètement la chamade pour elle en cet instant précis. J’ai l’impression d’être en compagnie de ma grand-mère, vous savez ? Ce petit truc que certaines quinquagénaires ont et qui vous donnent l’impression qu’elles sont vos aïeules. Un joli baume au coeur fait de sourire rassurant et de bonté.
Finalement, elle me raccompagne jusqu’à la rue de ma guest house. Une fois qu’on y est elle me gratifie d’une bise très française et je la remercie également dans un chinois très approximatif, mais elle est touchée du geste et je lui apprends à dire ‘merci’. Si ça c’est pas un bel échange linguistique, je ne sais point ce que c’est, mes braves !
Je la regarde s’éloigner quelques secondes, et Cam mélange larmes et mucosités nasales sur mon épaule parce qu’il commençait à s’attacher à cette bienveillante dame qui avait aussi une veste d’uniforme carrément cool, me souffle-t-il. Constance est complètement vidée, et Clotilde et moi tirons nos deux camarades à l’intérieur de la guest house aussi rapidement que possible ; j’ai un besoin irrépressible de m’étaler sur mon lit aussi gracieusement qu’un lion de mer.
Un des jeunes adultes du staff est au comptoir et me voit rentrer :
« Hey ! Where are the girls ? How was your day ?
– I got lost on the subway, alone, in Hongdae Station, the girls went out for some shopping. I got out at the wrong exit but yaaay a lady found me and helped me, sooo…
– Oh right so it was her I got on the phone…
– Yup…
– But wait, which exit did you take first ?
– Well I didn’t remember which one was the right one and I thought maybe it was the 9th or the 4th but 9th sounded okay so…
– Oh well, you were right, the closest one is the 4th one, actually !
– ……………….…Damn me ! »
Note d’exploratrice n°3 : TOUJOURS SUIVRE SON INSTINCT. Peut-être éviterez-vous de vous perdre. Faites vous un peu confiance, non mais.
Mais en réalité : si je ne m’étais pas perdue, je n’aurai pas pu constater être capable de gérer ce genre de situations sans trop paniquer. Et puis je n’aurai pas non plus connu cette gentille dame, rencontre aussi brève qu’appréciable et douce.
Morale du deuxième épisode ? Méfiez-vous des épices, et perdez-vous dans le métro. De cette façon, vous pourrez valider la moitié des capacités requises pour être scout. Et vous pourrez avoir des réductions pour aller au musée. Ou visiter des palais plein d’histoires.
Des palais, comme celui de l’épisode 3, par exemple~